« L’IA peut améliorer l’organisation logistique du système de santé »
L’intelligence artificielle pourrait-elle aider à mieux lutter contre une pandémie ? Comment le COVID-19 pourrait-il influencer le développement et l’utilisation de l’IA en Santé ? Rencontre avec François Ruty, CTO chez Arthur D Little Paris.
Quelle position occupe Arthur D Little sur les questions d’IA en santé ?
Dans les bureaux européens d’Arthur D Little, nous sommes impliqués dans des projets d’IA de modélisation prédictive, de traitement d’images de vidéosurveillance et de traitement automatisé du langage. A Paris, nous travaillons plus sur des projets data science. Dans le cadre de la pandémie, le bureau londonien travaille sur des modélisations de la propagation du virus, afin d’aider nos clients à anticiper les impacts sur leurs activités. Je vous réponds donc en m’appuyant sur leurs expertises et aussi sur mon expérience passée en tant que CTO dans des startups travaillant sur des programmes d’intelligence artificielle.
Pourquoi le COVID-19 a-t-il mis si fortement les systèmes de santé sous pression ?
Si l’on prend le cas de la France et d’autres pays européens, nous faisons face depuis des années à un contexte de vieillissement de la population qui conduit mécaniquement à une augmentation des coûts de la santé. Trois options sont alors possibles : augmenter les impôts et les taxes pour faire face à ce coût croissant ; améliorer la productivité du système de santé pour limiter le coût ; accepter de voir l’espérance de vie diminuer faute de capacités de soin. Le choix s’est majoritairement porté sur l’augmentation de la productivité : stocks en flux tendu, développement de l’ambulatoire, réduction du nombre de lits par habitants, réduction des coûts des médicaments, etc. Ce choix s’est fondé sur plusieurs hypothèses, dont la fiabilité des chaînes d’approvisionnement internationales et l’improbabilité de catastrophes engendrant une perte massive de vies humaines. Le COVID-19 est venu contredire ces deux hypothèses.
Selon vos observations, comment l’IA est-elle utilisée pour aider à lutter contre le COVID-19 ?
On observe des projets d’IA assez spectaculaires comme l’interprétation automatisée d’images médicales à l’aide de réseaux de neurones artificiels (aide au diagnostic). Cependant, très peu de ces systèmes sont mis en production. En effet, de nombreuses techniques d’IA s’appuient sur l’utilisation de données d’entraînement et la forte obsolescence des systèmes informatiques de santé ou le fait qu’ils ne communiquent pas entre eux, ne permet pas de disposer de ces données. Dans cette situation, l’IA, aussi performante soit-elle, ne peut pas faire office de baguette magique.
En résumé, la gestion des données dans les établissements de santé est un frein majeur au déploiement de solutions d’IA en santé. Comment, par exemple, anticiper les besoins de lits en réanimation avec de l’IA quand tant d’hôpitaux n’ont même pas de système d’inventaire des lits ? Il conviendrait donc de commencer par rénover les systèmes d’information dans les hôpitaux afin d’aboutir à un environnement favorable au déploiement de l’IA et bénéficier, ainsi, des dernières avancées dans le domaine. En l’absence de mesures fortes en ce sens, bon nombre de pays occidentaux accentueront leur retard, notamment vis-à-vis à la Chine.
Dans ce contexte où l’IA serait-elle, selon vous, la plus utile ou la plus pertinente ?
Clairement sur les sujets de logistique : gestion des stocks, allocation de ressources, anticipation des besoins. Les guerres, pour reprendre la métaphore du chef de l’État français, se gagnent d’abord sur les questions logistiques et l’IA peut améliorer l’organisation logistique du système de santé. Par exemple, aux États-Unis, la société CloudMedx propose des systèmes d’agrégation de données médicales, matériels, administratives au sein d’un établissement hospitalier. En s’appuyant sur des techniques de traitement automatisé du langage, la solution de CloudMedx peut détecter des pics de pathologies et permettre alors d’anticiper et de mieux gérer les stocks. De plus en plus d’entreprises se positionnent sur ce sujet.
Autre utilisation possible de l’IA : les agents conversationnels (chatbots) à destination des patients. Ces outils peuvent éviter un engorgement des hôpitaux et des services d’assistance en ligne, comme le 15, en améliorant l’information auprès de la population et l’orientation des patients vers les bons services.
Enfin, dans un contexte de surcharge de travail des médecins, il ne serait pas déraisonnable de mettre en place des systèmes d’assistance au diagnostic. Ces outils permettraient en quelque sorte « d’augmenter » par la technologie le personnel soignant, notamment les infirmiers et les infirmières, en les accompagnant, par exemple, dans la hiérarchisation des urgences. Débordées par l’afflux de malades du COVID-19, certaines équipes soignantes sont déjà probablement amenées à faire des gestes ou à prendre des décisions qui dépasse leurs compétences. L’avantage de ce genre d’outils serait aussi de poser un cadre d’action et un cadre juridique plus protecteurs pour ces travailleurs.
Voyez-vous des utilisations peu pertinentes, voire dangereuses de l’IA dans ce contexte de pandémie ?
En France, nous avons de très bons chercheurs, de très bonnes startups comme Earthcube dans le secteur de la défense ou Shift Technology dans celui de l’assurance. Cependant, à l’échelle de notre économie, l’IA reste marginale. Si l’on se replace sur le secteur de la santé, le retard accumulé sur les systèmes d’information est tel que le recours opérationnel à l’IA est presque inexistant. Je pourrais tirer le signal d’alarme et dire qu’en France, l’IA est à l’Âge de Pierre. Mais, je voudrais surtout convaincre que dans la situation extrême que nous vivons, nous devrions explorer, autant qu’on le peut, les possibilités de l’IA. On peut bien sûr s’interroger sur les dangers de l’IA, mais il faut mettre en balance ces risques avec ceux que nous prenons en s’abstenant de l’utiliser.
Et il y a urgence. Le confinement actuel n’apparaît pas tenable dans la durée au risque de provoquer une crise économique sans précédent, dont les conséquences dépasseront sans doute celles de la pandémie elle-même. Le poids sur les finances publiques, en raison des mesures de soutien à l’économie, va inévitablement accroître les tensions politiques. Il est urgent d’actionner tous les leviers technologiques à notre disposition afin d’évoluer vers des mesures plus ciblées qu’un confinement massif et généralisé. Pour y parvenir, les États vont avoir besoin d’un accès aux données de santé associées aux données de mobilité. Nous n’échapperons pas au débat sur la surveillance sanitaire de la population. En fait, plus vite nous assumerons ce débat, meilleure sera notre capacité à y répondre de la façon la plus démocratique possible.
Peut-on réellement construire un dispositif de surveillance sanitaire respectueux de la vie privée des citoyens ?
Je l’espère. En matière de vie privée et de collecte de données, je pense qu’il est préférable que l’État soit outillé du mieux possible et que ces outils soient contrôlés démocratiquement. Limiter volontairement la capacité d’agir de la puissance publique en conservant des infrastructures de collecte et de traitement de données inefficaces ou en refusant la constitution de fichiers croisant différentes données protège peut-être de facto la vie privée des citoyens, mais cela produit aussi de l’incompétence. Maintenir l’État dans une incapacité d’agir, est-ce vraiment une réponse acceptable au regard de la gravité de la crise que nous vivons ? Il me semble préférable d’empêcher les abus en travaillant sur les garde-fous, comme la transparence et le contrôle par le Parlement.
Comment avancer vers cette voie « techno-démocratique » dans le domaine de la santé ?
Il est nécessaire de commencer par investir dans les infrastructures de données du système de santé plutôt que d’investir massivement dans de l’IA « spectaculaire ». Il est essentiel aussi de donner plus de poids décisionnaire aux responsables sur le terrain, par exemple les directeurs d’hôpitaux, afin de ne pas déconnecter la technologie des besoins concrets. Nous avons besoin d’expérimenter la technologie, de la mettre en pratique, d’ancrer le débat à propos des libertés individuelles (vie privée, droit à l’oubli, etc.) sur des situations réelles. Dans le cas contraire, le débat restera hors sol, opposant de façon irréconciliable différentes postures théoriques. Et ces débats qui neutralisent l’action accentueront encore plus notre retard technologique vis-à-vis d’autres pays.
La vitesse à laquelle le Coronavirus a créé une crise mondiale n’a-t-elle pas un peu ébranlé votre vision pragmatique et positive de la technologie ?
Je dirais plutôt que le Coronavirus cristallise les positions. Je n’ai aucun doute sur le fait que les débats théoriques feront rage dans les prochains mois à propos des changements qu’il nous faudrait opérer dans nos modes de vie et nos modes de production pour contrer les risques de pandémies. Les lignes de fracture concernant la technologie ont peu de chance d’évoluer, car, on le voit déjà, avec cette pandémie, chacun voit midi à sa porte. Pour certains elle révèle les faiblesses du système économique mondialisé et interconnecté. Pour d’autres, elle met en exergue les lacunes de notre système en termes d’infrastructures de données et d’outils de gestion adaptés à notre société mondialisée. Par exemple, nous avons besoin de centraliser les données pour connaître les stocks de masques, de médicaments, etc., afin de pouvoir prendre de meilleures décisions. Mais nous aurons aussi besoin d’organisations horizontales, de réseaux d’entraide pour pallier les imperfections du système, les décalages avec la réalité. L’IA peut faire sa part, mais elle ne peut pas faire plus que sa part.
Propos recueillis par Chrystèle Bazin.